Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L'arbre du Chat
29 décembre 2007

Gwladys

Je m'éveille. Derrière les stores, la lune, livide et boursouflée comme un ventre de femme enceinte, éclaire ma chambre d'une lueur glauque. Je ne l'entends pas... Mais je sais qu'il est là. Le monstre est revenu. Il est revenu me chercher.
L'angoisse me laboure les entrailles. Je n'ose pas bouger. Je n'ose pas crier. Je suis à nouveau une toute petite fille. Peu importe mes premières rides, mon fils Théo ou Joseph, mon compagnon, qui ronfle doucement à mes côtés. Ils ne font pas un bouclier assez épais entre moi et les ténèbres. J'ai six ans et je frissonne de terreur sous les draps d'un lit trop grand.

"Gwladys..."

Sa voix n'a pas changé. Suave... Enjôleuse... Perfide. Je garde le silence. Mon coeur bat trop fort, bien trop fort...

"Gwladys... Tu sais que tu ne peux pas te cacher..."

Sur le mur, l'ombre d'une branche se découpe. Ombre noire comme une tâche d'encre de Chine. Ombre qui remue, qui ondule, qui pulse. Ombre qui vit presque. Qui m'hypnotise. Qui me paralyse.

"Gwladys... J'ai faim... Pourquoi est-ce que tu ne me donnes pas à manger ?"

Son ton s'est fait geignard, impératif. Mes lèvres s'écartent enfin. Ma voix tremblante sonne dans le silence comme un sanglot d'enfant...

"Je ne veux plus jouer ! Va-t'en !
-Gwladys... Gwladys... J'ai faim... Si faim... Je vais venir, tu sais ? Je vais venir jouer...
-Non..."

Je m'étrangle presque sur le dernier mot. Les larmes inondent mon visage tartiné de crème hydratante. Tous ces efforts pour oublier... en vain. Le monstre reprend, tendrement.

"Donne moi à manger, Gwladys... Grande soeur..."

Un gargouillis de dégoût s'échappe de ma gorge. Une chape de plomb compresse mes poumons, je suffoque. Joseph se retourne dans son sommeil mais ne se réveille pas. Chaque fibre de mon être se tend vers lui, je voudrais le secouer, l'appeler, me blottir contre lui pour qu'il me serre contre son large torse... Me persuader que ça n'était qu'un mauvais rêve. Mais mes membres pèsent une tonne, je n'arrive même pas à les remuer.

"Va-t'en...
-Donne-le moi... Donne-moi...
-Qui ?"

Parce que c'est bien d'un "qui" qu'il s'agit. Pas d'un "quoi"...

"Théo..."

Il y a un sourire mauvais dans sa voix. Mes yeux s'écarquillent. J'ai le souffle coupé, net.

"Jamais..."

Pourtant mon corps se redresse, comme celui d'un pantin sans volonté. Pourtant, je quitte la sécurité des couvertures, pose mes pieds sur la moquette. L'ombre de la branche glisse sur ma chemise de nuit, serpentine. Je frissonne.

"J'ai faim... J'ai faim... J'ai faim, j'ai faim, j'ai faim, j'ai FAIM !"

Chaque fois, sa voix me paraît plus claire. Plus proche. Il vient. L'ombre ne s'est-elle pas déjà un peu élargie ? Vite ! Je descends à la cuisine... Le hachoir est là, posé bien en évidence, comme s'il m'attendait. Je frissonne à nouveau. Je suis si vulnérable...

Tout avait commencé des années auparavant. Peu après la mort de maman. Il était apparu un jour, d'un seul coup. Visible seulement par moi. Un merveilleux compagnon de jeu, le petit frère que je ne pourrais jamais avoir. On jouait à la dînette, souvent. Je n'avais pas de viande à lui donner, alors je capturais des insectes pour lui. Je les coupais en trois, crac, crac, et je les regardais continuer de frétiller pendant qu'il mangeait. Puis ce fut le tour de lézards, de petits rongeurs. Les chiens et les chats du voisinage. Tous sacrifiés, éventrés, saignés comme des porcs au coin des bosquets. Il en voulait plus. Toujours plus. Et c'est là qu'il avait commencé à me menacer. Ce n'était pas grand chose, une coupure au genou, une égratignure à la main. Mais je savais ce que ça signifiait. Il avait faim... Le jour où il m'a réclamé une vie humaine pour la première fois, j'ai enfin réagi. Je l'ai fui, je me suis fuie moi-même. Mon premier acte de bravoure. Lui dire non. Faire ma vie sans lui. Mais à quoi bon ? Il est de nouveau là. Il est revenu pour moi...

Dans la chambre de mon fils flotte une odeur de brioche et de lait. L'odeur de ma maternité. Odeur qui me donne la nausée aujourd'hui. Parce que je vais la mâtiner de cuivre. Le chatoyant cuivre du sang...

"Gwladys..."

Je m'approche du lit de Théo. Sous sa couverture, il est lové, en position foetale. Si petit. Si fragile. Ses doigts frémissent sur son doudou, comme les pattes d'un petit singe. Théo... Mon bébé...

"Maman..."

Je me raidis, sonnée. Il a à peine murmuré mais je l'ai entendu aussi nettement que s'il avait hurlé. Maman... Non ! Pas mon fils, pas lui ! Jamais ! Je lâche mon arme improvisée. J'ai gagné. Je lui ai resisté. Le hachoir heurte mollement le sol, l'aspergeant de petites tâches goudronneuses... Je relève mes yeux pour regarder mon garçon.

Tout ce sang !

Ce n'est pas possible ! Ce n'est pas possible ! Je suis couverte de sang ! OH MON DIEU ! Du sang, du sang, du sang ! Du sang sur les murs, dans mes cheveux, sur les draps, on ne distingue même plus ses traits, OH MON DIEU ! J'hurle, je cours vers ma chambre.

"JOSEPH !"

Rouge. Tout est rouge. La maison dégouline de caillots écarlates... Je hurle et je hurle à nouveau, je hurle comme une folle, comme une louve, comme la tempête... Je hurle jusqu'à ce que mes poumons me fassent mal, et je hurle encore. Mais mes cris ne suffisent pas à cacher le rire hystérique qui s'élève du plus profond des ombres :

"J'arrive, grande soeur !"

Dunkel Sarah, écrit le 28/12/07, de 19H à 1H

Publicité
Commentaires
B
Je me suis laissée emporter par ce texte, il est vraiment magnifique... C'est un grand plaisir que de découvrir des blogs comme celui-ci au détour de la toile :)
L'arbre du Chat
Publicité
Archives
Publicité